dimanche 5 juillet 2009

Ticha béAv - l'éclat d'une lumière trop intense

Dans l'ouvrage Torat haOla, de la plume du Rama lui-même (dont le passage qui suit est cité dans le Lev Eliyahou - Béréchit p. 263), est rapporté un récit très intéressant. On y apprend qu'au moment où le prophète Jérémie vit la destruction du Temple de Jérusalem, il s'effondra sur les morceaux de bois et sur les pierres restant de l'édifice détruit et il se mit à sangloter. Platon, le fameux philosophe grec, assistait à ce spectacle, et voyant le prophète livré à une telle détresse, il l'interrogea sur son attitude : « Comment toi, le plus grand sage des Juifs, te prêtes-tu à pleurer sur du bois et de la pierre ? ». Le philosophe ajouta ensuite : « Et qu'as-tu donc à te lamenter ainsi sur le passé ? Ce qui fut appartient au passé ! L'homme sage n'a pas à se lamenter sur le passé mais il se doit plutôt de construire le futur ! »

Pour faire valoir la portée de ses réponses, le prophète voulut en premier lieu rendre compte de sa sagesse à son interlocuteur : « Toi qui te veux un grand philosophe, tu dois certainement avoir de grandes questions philosophiques ! ». Platon lui répondit alors : « J'ai évidemment certaines questions, mais il me semble improbable que quiconque puisse jamais y répondre ». Jérémie lui rétorqua cependant : « Pose-les moi, et je m'efforcerai de t'y répondre ». Et effectivement, Platon questionna et Jérémie répondit à chacune de ses interrogations, à un tel point que Platon ne put réprimer sa surprise et se demanda s'il se trouvait réellement face à un homme ou face à un ange céleste, Jérémie lui expliqua ensuite : « Sache que toute ma sagesse émane de ces bois et de ces pierres ! Quant à ta question de savoir pour quelle raison je pleure sur le passé, je ne t'y répondrai pas, car la réponse est d'une telle profondeur que tu ne parviendrais pas à la comprendre. Seul un Juif est capable de saisir la dimension des lamentations sur des faits passés ! ».

« Il déversa Sa colère sur du bois et sur des pierres »

Toutefois, face aux pleurs versés par le prophète sur « le bois et les pierres » du Temple, il nous faut constater par ailleurs que paradoxalement, la destruction de ces matières fut l'objet d'une réjouissance véritable. Le Midrach (Eikha Rabba 4:14), commentant le verset des Téhilim (79:1) : « Cantique d'Assaf. Éternel ! Des nations ont envahi Ton héritage », s'étonne du terme d'introduction : « cantique » pour évoquer la destruction du Temple, à laquelle conviendraient mieux celles de « plaintes » et de « lamentations ». Comment concevoir que l'instant de la destruction puisse être narré à travers un cantique ?
Le Midrach de répondre : « On demanda en effet à Assaf : ‘Le Saint béni soit-Il a détruit le Sanctuaire et le Temple et toi tu restes à chanter !?’ Il leur répondit : ‘Je chante parce que Dieu déversa Sa colère sur du bois et sur des pierres, et Il ne la déversa pas sur Israël’ ».
De fait, les anciens écrits rapportent en effet qu'à ce même instant où le Saint béni soit-Il déversa Sa colère sur le bois et les pierres du Temple, « on éprouva une grande allégresse » ! Il est d'ailleurs rapporté qu'en vertu de cette joie, l'on a l'habitude d'alléger quelque peu les marques de deuil durant la seconde moitié de la journée de Ticha béAv, en cessant de s'asseoir à même le sol, dans la mesure où le Temple avait alors déjà commencé à brûler.
Mais toutes ces informations ne font en fait qu'intensifier le problème : comment concevoir que l'instant de la destruction soit précisément une source de réjouissances ? Devrions-nous nous réjouir pour avoir perdu « ce bois et ces pierres » dans lesquels résidait la Présence divine ?
Mais plus que tout, il nous faut tenter de comprendre ce que signifie cette expression : « Il déversa Sa colère ». On peut comprendre en effet que lorsqu'éclate sa colère, un être humain peut être sujet à l'emportement et puisse laisser son courroux s'épancher, ce qui lui permet ensuite de se sentir apaisé. Mais comment comprendre cette notion chez le Créateur ? Pourrait-on dire qu'Il se soit comme « calmé » après s'être emporté sur une bâtisse de pierres et de bois ?

Le corps et l'âme

Toutes ces considérations se fondent en réalité sur l'un des grands principes de la Création, voulant que tout être soit composé de deux parties : un corps et une âme. Ces deux parties s'avèrent être en fait intimement liées, au point où le corps reflète l'âme dont il se veut le support. Dans un corps d'homme, il y a une âme d'homme, tandis que le corps d'une bête supporte nécessairement l'âme d'une bête. C'est pourquoi l'homme évolue debout, sur deux pieds, et son regard est dirigé vers le haut, dans la mesure où son âme fut façonnée à partir du Trône Céleste. La bête en revanche, qui évolue à quatre pattes et dont le regard est orienté vers le sol, possède une âme dont les racines proviennent de la terre. Le corps et l'âme correspondent l'un à l'autre, dans la mesure où les mouvements du corps sont en réalité les mouvements de l'âme. C'est à ce titre que nous enseignent les Sages : « L’âme remplit intégralement le corps humain ».
Par conséquent, si l’âme d'une bête venait à entrer dans le corps d'un homme, cet être se verrait frappé d'un épaississement et accablé d'une lourde opacité, dans la mesure où l'âme n'est pas à la hauteur du corps qui la supporte. Cette situation serait donc véritablement néfaste pour le corps, mais il pourrait tout au moins en survivre.
Mais inversement, il serait véritablement catastrophique si l'âme d'un homme venait à pénétrer dans le corps d'une bête, car alors, les répercussions de cette antinomie pourraient s'avérer même destructrices...

Une grande lumière pour des ustensiles médiocres

Chez les auteurs de la pensée juive, l'âme et le corps sont appelés la « lumière » et « l'ustensile ». L'âme fait jaillir la lumière, et le corps est l'ustensile renfermant cet éclat. Ces deux composants doivent donc nécessairement se comporter en parfaite concorde afin de vivre dans un équilibre harmonieux. Ainsi, si l'ustensile venait à recevoir une faible lumière, qui ne serait pas à la hauteur de ses capacités, à l'image de cet homme recevant une âme de bête, l'ustensile ne parviendrait pas à concrétiser toutes ses aptitudes, même si au demeurant il pourrait toujours parfaitement rester en vie. En revanche, si l'ustensile, c'est-à-dire le corps, devait recevoir une lumière plus intense que celle qu'il est capable de supporter, il en viendrait nécessairement à « se briser ».

On peut retrouver ces considérations à travers l'enseignement des Sages (Pirké Avot 3,9) : « Celui chez qui les actes sont plus importants que la sagesse, verra sa sagesse perdurer ; et celui chez qui la sagesse est plus importante que les actes ne verra pas sa sagesse perdurer ». On rapporte au sujet de cette michna que l'on posa un jour à Rabbi 'Haïm de Brisk zatsal la question suivante : supposons que l'on souhaite estimer la valeur de deux hommes ; le premier aurait cinq mesures de bonnes actions, et seulement trois mesures de sagesse ; selon les affirmations de la michna, il verrait donc sa sagesse perdurer. Le second homme en revanche serait doté de dix mesures de bonnes actions, et de vingt mesures de sagesse - comment concevoir que ce dernier soit inférieur au premier, simplement du fait que ses actes sont inférieurs à sa sagesse ? Rabbi 'Haïm répondit qu'effectivement, le second est nettement inférieur au premier, car en vertu de sa sagesse, son devoir d'accomplir des actions s'en trouve décuplé !

La sagesse de l'homme est sa lumière, et ses actions façonnent son corps. Si la sagesse d'un homme est à supérieure à ses actions - si la lumière dépasse les capacités de l’ustensile - elle ne pourra perdurer et une « brisure » s’ensuivra nécessairement.
C'est exactement ce qu'expliqua le prophète Jérémie au philosophe : du temps où le Temple existait, les lumières spirituelles qui brillaient dans le monde étaient prodigieuses. Le Temple était lui-même une source d'éclat et de sagesse qui se reflétait sur le monde entier. La sagesse inondait le monde, la sainteté était dense, la proximité à Dieu palpable. Mais le peuple d'Israël en cette génération n'était pas apte à recevoir toutes ses extraordinaires lumières, car par leurs actes, ils corrompirent leur propre matière, ce réceptacle à la lumière. Ils sombrèrent dans les pires déchéances, commettant incestes, meurtres, idolâtrie et haine gratuite : ils dénaturèrent l'aspect authentique du Juif. Et singulièrement, ces mêmes hommes vivaient dans une formidable atmosphère de sainteté - il suffisait à toute personne qui fautait de se rendre au Temple et d'y approcher un sacrifice, ou encore à Yom Kippour, le fil de laine devenait blanc et toutes les fautes étaient pardonnées !

Cette situation ne pouvait perdurer - une cassure devait inévitablement survenir. Les ustensiles n'étaient plus à la hauteur de la lumière qui les éclairait, et ils devaient nécessairement se rompre ; autrement dit, le peuple juif méritait l'anéantissement, que Dieu préserve...

C'est ici que fut ressentie l’infinie Miséricorde divine. Car au lieu de briser les réceptacles, le Saint béni soit-Il diminua l'intensité de la lumière ! Il détruisit le Temple, et sauva de la sorte Son peuple de l'extinction. Au même moment où la douleur de la destruction du Temple se fit ressentir, on éprouva également « une grande allégresse » ! Car par son infinie bonté, le Saint béni soit-Il sauva le peuple juif de la destruction en abattant Sa colère sur les pierres et les bois du Temple.

Mais cette délivrance eut un prix cher à payer : celui de la perte de toutes les lumières du Temple, une baisse considérable de l’influence spirituelle en ce monde et une diminution de la sainteté – la cause de notre deuil et de notre affliction jusqu’à aujourd’hui.
C’est en ce sens que la Méguilat Eikha appelle le jour de Ticha béAv un « moëd », c'est-à-dire un jour de « rencontre » avec Dieu, ce jour où par une diminution de l’échelle spirituelle, nous avons mérité de retrouver Dieu parmi nous.

Extrait d’un discours de Rav Chimchon David Pinkus zatsal, adapté par Y. Bendennoune (Hamodia, 06.08.08)