samedi 27 octobre 2007

Les super-héros sont-ils juifs?



Personne ne pourra plus l'ignorer après avoir visité l'exposition que le Musée d'art et d'histoire du judaïsme, à Paris, consacre à la bande dessinée : Superman est juif. Ne pas le savoir ne change rien au plaisir pris à la lecture des aventures du super-héros. Mais en prendre connaissance permet de mieux saisir comment, et pourquoi, la minorité juive aux Etats-Unis a utilisé la bande dessinée pour, dans une première phase, raconter sa propre histoire, puis modifier, de manière aussi inattendue qu'imprévisible, la culture populaire de son pays d'accueil.
Conçue de manière chronologique, l'exposition permet de saisir facilement ce phénomène. Les premiers dessins datent du début du XXe siècle, quand industrialisation et immigration étaient à l'origine des grands mouvements de populations. De 1910 à 1921, les immigrés arrivés à Ellis Island, et parmi eux une forte population de juifs d'Europe centrale, racontent dans la presse leurs premiers pas en Amérique, leur vie quotidienne et le choc des cultures dans les quartiers new yorkais du Lower East Side, du Bronx ou de Brooklyn. La presse écrite, alors média de masse, publie des comic strips (bandes dessinées en quelques cases). Les quotidiens en yiddish Die Varhayt ou Der Forverts, dont les tirages sont énormes, publient les cartoons de Samuel Zagat ou de Zuni Maud.
En exposant aussi des dessins de Milt Gross, de Rube Goldberg et d'Harry Hershfield (Abie the Agent ou Homeless Hector), l'exposition montre que aux Etats-Unis, dans la période qui sépare la Grande Dépression de la guerre froide, l'industrie de la bande dessinée devient en grande partie juive, et dépasse de loin le simple cadre de la presse yiddish, pour toucher l'imaginaire populaire.
Les illustrateurs et scénaristes juifs privilégient l'industrie du "comic book", conscients que les portes d'accès de la publicité et de l'édition leur sont souvent fermées. Ce qui a implications esthétiques indéniables, théorisées par le dessinateur Will Eisner. Celui-ci voit dans l'apparition du super-héros, à partir du succès de Superman, en 1938, l'expression d'un particularisme juif. "Le golem, une créature d'argile façonnée par un rabbin pour protéger les juifs de Prague, selon une légende juive du XVIe siècle, est le précurseur de la mythologie du super-héros. Les juifs, persécutés depuis des siècles en Europe, avaient besoin d'un héros capable de les protéger des forces obscures. Siegel et Shuster, les créateurs de Superman, l'ont inventé."
De fait, presque tous les créateurs de super-héros sont juifs, originaires d'Europe centrale : Bob Kane (Batman) ; Will Eisner (Le Spirit) ; Jack Kirby (Les Quatre Fantastiques, Hulk, les X-Men) ; Joe Simon (Captain America) et Stan Lee (Spiderman).
ROMANS GRAPHIQUES
Logiquement, Superman croise le fer avec les nazis, suivi plus tard par Captain America et Les Quatre Fantastiques. Ce qui apparaît, dans un premier temps, comme un désir de voir les Etats-Unis s'investir dans le second conflit mondial et, plus tard, comme la réparation fantasmatique d'une catastrophe - la destruction des juifs d'Europe - qu'aucune armée alliée n'a pu éviter.
Quand "l'homme d'acier" détruit le mur de l'Atlantique et la ligne Siegfried bien avant le jour J, le ministre nazi de la propagande, Joseph Goebbels, s'écrie lors d'une réunion : "Superman est juif !" Ce qui était une insulte doit être pris aujourd'hui pour une évidence.
Le parcours de l'exposition fait aussi la part des évolutions de la BD et de ses "avatars mémoriels", selon l'expression de Laurence Sigal, directrice du Musée, qui donnent différentes visions du passé juif.
Bien après la célèbre couverture de la BD de 1944, La bête est morte ! d'Edmond-François Calvo - dont l'original est présent dans l'exposition -, on retrouve ces traces de la mémoire et notamment de la Shoah dans le graphic novel. Ce terme forgé par Will Eisner en 1978 pour désigner son livre Un pacte avec Dieu désigne une BD qui veut faire oeuvre littéraire. Le "roman graphique" est ainsi devenu un genre à part et reconnu dans la BD, attirant des auteurs en prise avec la littérature de la mémoire.
Outre Art Spiegelman et son Maus (oeuvre récompensée par un prix Pulitzer), outre encore Ben Katchor, Robert Crumb, Jules Feiffer, etc., on (re)découvre dans cette exposition de jeunes auteurs comme Bernice Eisenstein ou Miriam Katin, dont les autobiographies dessinées renvoient à des événements historiques rarement décrits par la BD (le procès d'Eichmann, par exemple).
Cette exposition intitulée "De Superman au Chat du rabbin" fait aussi des incursions dans la BD d'humour et les pastiches de Gotlib, dans les légendes et les contes traditionnels revus aujourd'hui par Joann Sfar ou dans les tribulations des anti-héros underground d'Aline Kominsky. L'exposition montre enfin la façon dont un auteur comme Hugo Pratt, passionné par la kabbale, utilise les signes hébraïques dans son oeuvre. Autant de facettes singulières du mariage entre BD contemporaine et judaïsme.
"De Superman au Chat du rabbin, bande dessinée et mémoires juives". Musée d'art et d'histoire du judaïsme, Hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, Paris-3e. Tél. : 01-53-01-86-48. Mo Hôtel-de-Ville. Du lundi au vendredi de 11 heures à 18 heures, le dimanche de 10 heures à 18 heures. Jusqu'au 27 janvier 2008. 5,50 €. Sur Internet : www.mahj.org.

Samuel Blumenfeld et Yves-Marie Labé
Source : LeMonde.fr